Officiellement interdite en France, cette technique, consistant à identifier l’auteur d’une scène de crime en explorant son patrimoine génétique, a déjà permis d’arrêter un violeur en série en Seine-et-Marne. Jusqu’où ira son utilisation ?
“Police“. Le 13 décembre 2022, le réveil est brutal pour Bruno L. et sa compagne. Au petit matin, des hommes de la BRI, la Brigade de recherche et d’intervention, forcent la porte de leur maison, à Courtry, en Seine-et-Marne. Ils montent rapidement au premier étage et trouve le couple dans leur chambre.
C’est lui qu’ils recherchent. Un homme de 62 ans, retraité, ancien animateur dans le social. “À ce moment-là, il y a de la fébrilité, se souvient le commissaire divisionnaire Franck Dannerolle. On cherche à identifier dans son attitude quelque chose qui pourrait le trahir”. Bruno L. est soupçonné d’être un violeur en série, celui qui a été surnommé dans la presse “le prédateur des bois”. Un homme qui a enlevé et violé 5 jeunes filles et jeunes femmes entre 1998 et 2008, en laissant à chaque fois son ADN.
Agathe* est la première d’entre elles. Le 4 décembre 1998, elle a 16 ans. “Ce jour-là, elle sort du lycée vers 15 heures et rentre à pied, comme tous les vendredis”, raconte son avocat, Maître Fares Aidel Sehili. Le domicile d’Agathe n’est qu’à une vingtaine de minutes de là. “Au bout de quelques centaines de mètres, un automobiliste vient se garer à côté d’elle, baisse la vitre côté passager et lui adresse quelques mots. Elle se rapproche et c’est là qu’il ouvre la portière et l’agrippe.”
Pour approcher des jeunes filles, le “prédateur des bois” s’arrêtait en voiture près d’elles dans la rue. (Nicolas DEWIT – Cellule investigation / Radio France)
L’homme la force à s’agenouiller sur le plancher passager de la voiture, son sac d’école sur la tête. Et il roule. “Il la conduit jusqu’à un bois qu’elle ne connaît pas, une zone un peu marécageuse à l’écart. Il la force à se déshabiller, à s’assoir nue sur le sol avant de la violer.” Avant de partir, il éparpille ses vêtements. Un mode opératoire que les enquêteurs vont retrouver en région parisienne au fil des années. “Il agit à chaque fois à visage découvert, précise encore Maître Fares Aidel Sehili. Il enlève de très jeunes femmes alors qu’elles se trouvent seules au bord de la route où à côté d’un arrêt de bus”. À chaque fois, les victimes sont amenées de force, en voiture, dans une zone boisée. L’agresseur les menace avec un couteau ou un cutter. “Toutes ont décrit leur peur. Elles étaient persuadées qu’elles allaient y rester”, se souvient Maître Fares Aidel Sehili.
Malgré les portraits robots dressés, les enquêtes de voisinage, les recherches poussées sur les véhicules utilisés, policiers et gendarmes ne parviennent pas à identifier “le prédateur des bois”. L’ADN qu’il laisse sur chaque scène de viol ne correspond à rien dans le FNAEG, le Fichier national automatisé des empreintes génétiques.
L’année 2016 est un tournant. L’affaire risque d’être classée et la juge d’instruction en charge du dossier décide de relancer les investigations, en lien avec Philippe Guichard, alors patron de l’OCRVP, l’Office central pour la répression des violences aux personnes, comme le révèle Le Parisien. “Qu’on ne mette pas tous les moyens pour trouver l’identité de violeurs ou d’assassins, ça m’est insupportable”, confie le policier dont les équipes vont reprendre l’affaire depuis le début. “Cinq fois de suite, on a retrouvé un ADN. Et cet ADN, il faut réussir à le faire ‘parler’.”
La police demande aux 194 pays membres d’Interpol de comparer cette trace avec leurs propres fichiers. Les États-Unis sont plus précisément ciblés, en 2021. “On a sollicité le FBI pour qu’ils nous aident sur ce dossier, se rappelle Philippe Guichard. J’espère alors que les Américains vont trouver des solutions avec leurs techniques… Que l’on connaît évidemment.” C’est à la généalogie génétique que pense alors le patron de l’OCRVP. Une technique interdite en France, mais qui donne des résultats spectaculaires aux États-Unis depuis quelques années.
C’est vers le début des années 2000 que naissent les entreprises de généalogie génétique, MyHeritage, 23&Me ou encore GEDMatch. Elles promettent dans leurs publicités “d’explorer votre arbre généalogique”, “d’en savoir plus sur vos ancêtres” ou “d’identifier votre origine ethnique”. Pour cela, il faut leur envoyer votre ADN.
Tester l’ADN de seulement 1% d’une population permettrait de tracer tous ses individus. (Nicolas DEWIT – Cellule investigation / Radio France)
Ces tests ADN dits “récréatifs” indiquent par exemple, de manière plus ou moins fiable, si vous êtes à 10% Chinois ou à 20% Espagnol. Par comparaison avec les autres ADN présents dans leurs bases, ces entreprises peuvent aussi vous mettre en lien avec de la famille proche ou très éloignée. “À ce stade, près de 50 millions de personnes, surtout aux États-Unis, ont réalisé ce type de tests”, analyse le généticien Yaniv Erlich, ancien directeur scientifique de MyHeritage.
Dans une étude publiée dès 2018 dans la revue Science, il a montré comment les bases de données collectées par ces entreprises pouvaient permettre d’identifier une grande partie de la population américaine. “Si vous êtes dans ma base de données, vous êtes un peu comme un phare qui éclaire tous les membres de votre famille”, explique l’ancien professeur associé de l’université de Columbia, à New-York. Puisque nous partageons une partie de notre ADN avec nos frères, nos sœurs et même nos cousins très éloignés, nous pouvons permettre, en faisant un test, de les identifier. “Est-ce que vous connaissez vos cousins au quatrième degré ? Moi, je n’en connais aucun ! Mais ils sont toujours là, dans mon ADN. Je peux encore les détecter.” Selon le professeur Erlich, il suffit en fait de posséder l’ADN de 1% d’une population totale d’un pays pour pouvoir tracer tout le monde. “Aux États-Unis, il y a eu suffisamment de tests désormais pour pouvoir retrouver presque toute la population.”
La police américaine identifie rapidement le potentiel de la généalogie génétique pour résoudre des enquêtes et en 2018, pour la première fois, un “cold case” est résolu. “Pendant plus de 40 ans, d’innombrables victimes ont attendu que justice soit faite”, déclare solennellement Anne-Marie Schubert, procureure de Sacramento, lors d’une conférence de presse en Californie, en avril 2018. “À Sacramento, en 1976, c’était le temps de l’innocence. Personne ne fermait sa porte à clef. Les parents laissaient leurs enfants jouer dehors. Tout a changé.” Pendant près de 10 ans, dit-elle, “12 meurtres et 50 viols” sont commis en Californie par un homme surnommé le “Golden State Killer”, le tueur de l’État d’or [le surnom de la Californie].
Ce jour-là, Anne-Marie Schubert pose un nom sur ces crimes : Joseph James DeAngelo. Il a été confondu par son ADN ou plutôt… par l’ADN de membres de sa famille. “Nous avons utilisé un échantillon d’ADN prélevé sur une scène de crime en toute légalité”, raconte le policier Paul Holes qui travaillait depuis longtemps sur ce dossier. “Je l’ai téléchargé sur le site de l’entreprise GEDmatch. Il n’y avait rien qui indiquait que c’était une pratique qui pouvait leur poser problème.” À aucun moment, Paul Holes ne prévient GEDmatch de ce qu’il est en train de tenter. Il se fait passer pour un utilisateur classique. “GEDmatch n’avait pas imaginé que les forces de l’ordre pourraient utiliser leur site. J’ai fait finalement ce que le grand public peut faire… et ça a marché”, constate le policier.
Joseph James De Angelo, surnommé le “Golden State Killer”, a été identifié grâce à l’ADN de membres de sa famille. (Nicolas DEWIT – Cellule investigation / Radio France)
En partant des membres de sa famille, les enquêteurs finissent, après de longues investigations, par remonter jusqu’à Joseph James DeAngelo. Passé l’effet de surprise, et devant l’inquiétude de ses utilisateurs, GEDmatch propose dès 2019 à ses utilisateurs de choisir clairement. Êtes-vous d’accord, oui ou non, pour que la police se serve de vos données dans le cadre d’enquêtes sur des crimes violents ? “Nous avons constaté que nos utilisateurs sont très favorables à cette idée, assure Tom Osypian, directeur associé chez GEDmatch. L’année dernière, près de 80 % des nouvelles personnes qui ont téléchargé leur ADN ont choisi d’être ce que nous appelons des ‘témoins génétiques’.”
Certaines plateformes collaborent ouvertement avec la police. D’autres se montrent plus réticentes. Mais la machine est lancée et cette technique d’enquête se répand largement aux États-Unis. “C’est un outil extraordinaire. On a eu depuis des tonnes de succès, s’enthousiasme l’ancienne procureure de Sacramento, Anne-Marie Schubert interrogée par la cellule investigation de Radio France. Presque tous les cas qu’on avait sur notre liste ont été résolus, parfois à une vitesse incroyable. Si on arrive à convaincre les gens de mettre leur ADN sur ces sites, la généalogie génétique a la capacité de résoudre 90% des crimes violents, quand vous avez de l’ADN !” Une étude canadienne, menée entre 2018 et 2024, a listé plus de 650 affaires résolues avec cette technique en seulement six ans.
Aux États-Unis, cette utilisation de la généalogie génétique par la police ne fait pas l’unanimité. Des universitaires s’interrogent sur cet instrument extrêmement puissant désormais aux mains des forces de l’ordre. La presse questionne aussi régulièrement la légalité de son utilisation.
En France, où l’ADN est considéré comme une donnée sensible et donc à protéger, les entreprises de généalogie génétique sont purement et simplement interdites. Réaliser un test à des fins “récréatives” est même passible d’une amende de 3 750 euros. “La réalisation de tests génétiques est prévue dans des cas très particuliers”, rappelle Hélène Guimiot, chef du service Santé de la CNIL, la Commission nationale de l’informatique et des libertés. “Dans le cadre médical par exemple, lors de la prise en charge d’un patient ou pour faire de la recherche dans le domaine de la santé.”
“Les entreprises qui proposent ces tests sont des entreprises privées”, met en garde Erik Boucher, lui aussi spécialiste des questions de santé, à la CNIL. Cet ingénieur pointe les risques qui pèsent sur nos données personnelles : revente à des laboratoires pharmaceutiques ou piratage. “L’une des plus importantes entreprises de généalogie génétique a aujourd’hui de grosses difficultés en bourse, à la suite d’une violation de données. Si l’entreprise fait faillite et qu’elle est rachetée, qui va conserver ces données ? Une fois qu’elles sont cédées à ces entreprises, elles échappent à beaucoup de contrôles.” La société 23&Me vient justement de déposer le bilan. Elle cherche aujourd’hui un repreneur.
En France, malgré ces alertes de la CNIL et le risque d’amende, entre 100 000 et 150 000 personnes réaliseraient un test ADN “récréatif” chaque année. “Ce ne sont que des estimations, il n’existe pas de chiffre officiel”, précise Nathalie Jovanovic-Floricourt, généalogiste et présidente de l’association DNA Pass, qui milite pour la légalisation de ces tests. “Au total, environ deux millions de Français se seraient fait déjà tester”, ajoute-t-elle. Pour certains, il y a une motivation purement ludique, l’envie d’offrir un cadeau original sous le sapin. Mais pour les personnes nées sous X ou adoptées, ces tests représentent un immense espoir. “On n’a parfois pas d’autres choix que de faire un test ADN”, insiste Audrey Kermalvezen, co-fondatrice d’une autre association, Origines, qui déteste d’ailleurs l’expression de test ADN “récréatif”. “Quand on est issu d’une adoption internationale, d’une PMA [procréation médicalement assistée] avec tiers donneur et qu’on ne veut nous donner aucune information, on n’a que ça”. Elle, a réussi à retrouver, grâce à ce type de tests, son père biologique. “Quand j’ai su à vingt-neuf ans que j’étais issue d’un donneur, c’est comme si j’avais un pied ancré dans le sol et l’autre qui flottait dans les airs. Aujourd’hui, je me sens enfin… complète.”
Audrey Kermalvezen le 6 mars 2025 à Paris. (Julie Pietri – Cellule investigation / Radio France)
Où et comment alors, se procurer ces tests interdits ? En se rendant à l’étranger ou en passant par des sites de revente sur internet par exemple. Avocate de métier, Audrey Kermalvezen assume d’ailleurs de décrire en détail sur son site internet les manières de contourner les restrictions de livraison en France, “pour accompagner au mieux les gens” dit-elle. “L’interdiction pénale n’a de toute façon aucun effet, elle n’est pas respectée. Il suffit de prendre un Thalys pour aller chercher un test ADN en Belgique ou de profiter de vacances en Espagne. On ne vit pas sur une île !” Petit à petit, l’ADN des Français s’amasse donc dans ces bases de données commerciales qui intéressent tant la police française.
Dans le cas du violeur en série Bruno L., le “prédateur des bois”, la police française sait qu’elle n’a pas le droit d’aller piocher directement dans ces bases, interdites en France. Le FBI, qu’elle sollicite, se charge donc de ce travail et identifie deux cousins éloignés du suspect. L’un d’entre eux, Mathieu, Brestois de 33 ans ignorait totalement qu’il avait, indirectement, permis d’envoyer un membre de sa famille en prison : “Vous me l’apprenez, déclare-t-il à la cellule investigation de Radio France, c’est impressionnant, à la fois fascinant et un peu effrayant”. Ce passionné de généalogie, qui a fait un test ADN en 2021 pour en savoir plus sur certaines branches de sa famille, dit n’avoir “jamais entendu parler de [Bruno L.] Mais il n’y a pas de généalogie parfaite. Dans une famille, il y a toujours des zones de lumières et d’ombre”. Regrette-t-il d’avoir transmis ses données génétiques ? “Non. Je le referais. Ça ne m’a pas permis de progresser dans mes recherches, alors si au moins ça a aidé à résoudre une enquête, c’est déjà ça.” Le jeune homme se pose quand même une question : “Peut-être qu’il faudrait que l’on nous tienne au courant de ce qu’il s’est passé, une fois l’enquête terminée ?”
Trois portraits robots du “prédateur des bois” diffusés entre 2011 et 2019. (DR)
En France, il n’existe pas aujourd’hui de cadre légal pour la généalogie génétique. Dans l’affaire du “prédateur des bois”, les policiers ont bien eu le feu vert d’une juge d’instruction : “Nous ne sommes pas des apprentis sorciers, on a agi dans les règles”, insiste l’un d’entre eux. Mais ils savent très bien, dès le début, qu’il existe un risque de recours juridique. “Bien sûr, on l’avait en tête mais nous n’avons pas reculé pour autant”, confirme le commissaire général Philippe Guichard. “Et c’était tout de même un risque calculé”, estime celui qui est aujourd’hui adjoint au sous-directeur de la lutte contre la criminalité organisée et la délinquance spécialisée. “Je n’ai aucun regret. Quand on voit la cruauté des faits, et l’état des victimes, on se dit qu’on a bien fait d’utiliser tous les moyens à notre disposition.”
L’avocate de Bruno L., Emma Lesigne, s’interroge, elle, tout de suite sur la légalité du procédé. “Nous avons en droit français des règles extrêmement strictes sur le respect des données personnelles. Ce n’est pas parce qu’on fait une demande à un pays étranger et que ce pays utilise des règles qui sont interdites en France que nécessairement ça devient légal en France. Ce serait trop facile”, dit-elle. En prison, l’avocate informe son client de la situation et lui explique qu’une requête en nullité peut être envisagée. Il refuse. “Il avait reconnu les faits dès la garde à vue. Il ne se voyait pas dire : ‘Je reconnais et je m’excuse… mais je viens quand même contester la procédure’. Il ne trouvait pas ça logique. Bruno L. vivait avec cela depuis des années, assure-t-elle encore. Il savait qu’il pouvait être interpellé à n’importe quel moment et la manière dont on l’a retrouvé, finalement, lui importait peu.”
L’an dernier, en mars 2024, Bruno L. se suicide en prison. Une ordonnance de non-lieu, pour cause de décès vient d’être rendue. Il n’y aura donc ni procès, ni véritable débat, en tout cas pour l’instant, sur les méthodes employées par les enquêteurs français.
Dans cette affaire, les policiers français n’ont pas “juste” transmis les informations génétiques contenues dans leur base officielle, pour comparaison. Ils ont envoyé des échantillons de l’ADN de Bruno L., récupérés dans les scellés judiciaires. Le but : faire réanalyser cette trace, avec des méthodes beaucoup plus poussées que ce que la police a le droit de pratiquer en France. “Quand on a créé le FNAEG, le fichier génétique de la police, en 1998, un garde-fou a tout de suite été mis en place”, rappelle l’avocat Patrice Reviron, qui organisait en mars 2025 un colloque sur l’ADN à Aix-en-Provence. “Il a été décidé de ne s’intéresser qu’à de l’ADN ‘non codant’. Ça veut dire que les zones ADN examinées sont réputées ne donner aucune information sur l’ethnie, les maladies, les caractéristiques physiques des personnes. Le but principal, c’est d’éviter un fichage ethnique, par origines.” “Aujourd’hui, avec la généalogie génétique, on risque de bazarder ce garde-fou essentiel, ajoute-t-il, tout cela pour l’efficacité de quelques enquêtes”.
Car les entreprises qui vendent des tests ADN “récréatifs” touchent au “codant” justement. C’est même le principe puisque la promesse, c’est de vous en dire plus sur vos origines et vos ancêtres. “C’est inquiétant”, estime Catherine Bourgain, généticienne et sociologue à l’INSERM, “cette science génétique peut venir légitimer le triage ethnique”, ajoute cette chercheuse, fermement opposée à la légalisation des tests ADN “récréatifs” en France.
L’affaire du “prédateur des bois” n’est pas la première à avoir créé une brèche dans les règles fixées dans les années 90 pour encadrer le fichage génétique. Et à chaque fois, ce sont des faits divers marquants, pour l’opinion et les enquêteurs, qui vont permettre de pousser de plus en plus les limites. En janvier 2002, il y a ainsi le meurtre d’Élodie Kulik. Cette jeune femme, employée de banque a été violée, tuée et brûlée alors qu’elle rentrait chez elle dans la Somme, en voiture, après une soirée. Elle hurle, terrifiée, en appelant au secours les pompiers. Un appel glaçant qui a été enregistré. Sur la scène de crime, un ADN inconnu est retrouvé. Quelques années plus tard, un jeune capitaine de gendarmerie, Emmanuel Pham-Hoai a déjà l’idée d’employer une nouvelle technique pratiquée aux États-Unis. “Je m’aperçois que le seul élément qui a survécu au temps, c’est l’ADN. Le suspect n’étant pas fiché, je me demande comment je peux remonter jusqu’à lui.” Passionné de biologie, il a l’idée de chercher non pas directement le suspect… mais ses parents : “puisque le patrimoine génétique d’un individu, c’est 50% du patrimoine génétique de son père et 50% de celui de sa mère, je me dis ‘ok, pourquoi je ne ferais pas une recherche seulement sur la moitié du profil génétique’.”
Le Colonel Pham-Hoai expliquant l’ADN de parentèle le 18 février 2025 dans son bureau du Pôle judiciaire de la gendarmerie nationale à Pontoise. (Julie Pietri – Cellule investigation / Radio France)
Emmanuel Pham-Hoai sait que son pari est risqué : “Clairement, on se pose des questions. Est-ce que l’on est en train d’ouvrir la boîte de Pandore ? Est-ce que cela va être hyper attentatoire aux libertés individuelles ?”. Au bout d’un an, il reçoit un courrier de la chancellerie. “Elle nous informe que nous pouvons nous lancer dans cette recherche… à nos risques et périls, en l’absence de texte.” L’enquête est un succès. Le père de l’un des agresseurs d’Élodie Kulik est fiché. Son fils est identifié. Et par la suite, la loi française va autoriser les forces de l’ordre à rechercher dans le FNAEG les ADN des parents et des enfants d’un suspect. Les frères et sœurs également dans certains cas. Mais pas au-delà.
Jacky Kulik, le père d’Élodie Kulik, violée et assassinée en 2002, pose avec un portrait de sa fille le 21 novembre 2019 au palais de justice d’Amiens. (DENIS CHARLET / AFP)
Un peu plus tard, un juge d’instruction tente, une nouvelle fois de bousculer la réglementation. Là encore, avec succès. Nous sommes entre 2012 et 2014, à Lyon. Un homme surnommé “le violeur du 8e arrondissement”, agresse au couteau et viole plusieurs jeunes femmes. Des attaques de plus en plus violentes. Son ADN, retrouvé sur place, ne permet pas de l’identifier. Les enquêteurs sont à court de pistes. “Le juge d’instruction demande alors à un laboratoire extérieur de mettre en évidence les caractéristiques physiques de l’auteur, à partir de l’ADN retrouvé”, se souvient Elsa, ingénieure de la police scientifique, à Lyon. “Ça, on pensait que c’était illégal. Pour nous, il était clair qu’en France, on n’avait pas le droit de travailler sur de l’ADN ‘codant’, c’est-à-dire quelque chose qui va indiquer la couleur de vos cheveux, de votre peau, de vos yeux. La réponse va être rendue en juin 2014 par la Cour de Cassation… qui ne va pas s’opposer.” Cette décision fait donc jurisprudence. Et le laboratoire de police scientifique de Lyon propose désormais aux enquêteurs de rechercher dans l’ADN la couleur des yeux, des cheveux, de la peau, l’origine biogéographique** ou encore les prédispositions aux taches de rousseur ou à la calvitie chez les hommes. “On ne va pas sur le terrain de la recherche des maladies”, précise l’experte, qui ajoute travailler en ce moment sur “la détermination de l’âge”, pas encore aboutie.
Au fil des ans, l’analyse de l’ADN par la police est donc de plus en plus poussée. Mais cela justifie-t-il d’aller sur le terrain de la généalogie génétique, beaucoup plus puissante ? “Je suis toujours prêt à discuter au cas par cas”, réagit Christophe Champod, directeur de l’École des sciences criminelles à l’Université de Lausanne, une référence dans le domaine. S’il estime que la “nécessité de découvrir la vérité mérite parfois qu’on investisse dans l’exploration de solutions novatrices”, Christophe Champod s’inquiète de la généralisation de cette technique. “Avec l’ADN codant, il y a un risque d’ouverture vers un usage plus débridé, c’est un réel danger. Il faut donc un cadre légal qui n’existe pas pour l’instant et mettre en place des contre-pouvoirs extrêmement forts.”
Nécessité d’un débat public et encadrement clair : là-dessus Franck Dannerolle, l’actuel patron de l’OCRVP (Office central pour la répression des violences aux personnes) est d’accord. En attendant, ce policier, qui fonde de grands espoirs dans la généalogie génétique forme ses équipes : “Nous devons être prêts à utiliser cette technique.” L’analyse des informations tirées de la généalogie génétique nécessite un long travail d’enquête pour remonter jusqu’à un suspect précis. “On a déjà vraiment beaucoup progressé en échangeant avec nos collègues du FBI et en consultant des cabinets de généalogistes”, explique encore Franck Dannerolle. Si le dossier du “prédateur des bois” était une première en France, selon nos informations, il y a eu depuis de nouvelles demandes d’aides envoyées à la police américaine.
*Son prénom a été modifié
**La biogéographie étudie la répartition des êtres vivants sur terre
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